Le sous-sol de la peur
Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, Massalia se présenta pour emmener les adolescents. Peggy Sue s’était bien sûr empressée d’avertir ses amis de ses trouvailles nocturnes.
— Comme je vous l’ai déjà dit, expliqua le chevalier, Kandarta est victime d’un terrible fléau. Une créature infernale vit dans le sous-sol, au cœur de la planète, elle s’y déplace grâce à des milliers de souterrains. La nuit, elle glisse ses tentacules dans les maisons et enlève nos enfants.
— Et qu’en fait-elle ? balbutia Peggy.
— Elle les mange, répondit le général. C’est pourquoi on la surnomme la Dévoreuse. Il s’agit d’une bête gigantesque, une espèce de pieuvre. La terreur règne dans les villes, les gosses n’osent plus s’endormir. Le sol ne cesse de se fendiller pour laisser passer de nouveaux tentacules. Vous devez nous prêter main-forte. Il en va de la vie de milliers d’enfants.
— Les chats… fit le chien bleu. Mange-t-elle aussi les chats ?
— Non, répondit Massalia, seulement les enfants et les adolescents. Elle dédaigne les adultes, sans doute ne les trouve-t-elle point à son goût.
— Ah bon, grommela le chien, déçu. Si elle avait mangé les chats, on aurait pu considérer qu’elle n’était peut-être pas tout à fait mauvaise…
— La menace grandit chaque jour, martela le général.
— Hum, grommela le chien bleu, cette bête… elle ne mange pas les chiens, disiez-vous, cher baron ?
— Ni les chiens, ni les chats ni les adultes, répéta Massalia. Seulement les enfants, et les adolescents, jusqu’à l’âge de quinze ans environ.
Il se tut car ils venaient de déboucher sur une place publique. Là se pressait une foule gémissante d’hommes et de femmes qui se lamentaient en levant les bras au ciel. De temps à autre, un orateur se hissait sur le piédestal d’une statue brisée et faisait une déclaration.
Les femmes pleuraient, agitant leurs mains tremblantes. Elles criaient et marmonnaient des prières. Peu à peu le cercle des visages se resserrait, formant un mur de corps soudés. Les citadins parlaient tous ensemble, et Peggy avait du mal à saisir le sens de leurs propos. Elle tendit l’oreille. Il lui sembla qu’ils revendiquaient le droit de dormir en paix ; ils parlaient de leur peur de voir leurs enfants enlevés. Les petits, disaient-ils, devaient être protégés des maléfices de la nuit, de la gourmandise de celle qui se cachait au centre du monde.
— Un bébé devrait pouvoir dormir tranquille dans son berceau, cria une femme.
La foule approuvait d’un hochement de tête et en marmonnant d’une voix sourde un Oui-c’est-vrai-c’est-ainsi-que-cela-doit-être.
— À une époque, nos enfants jouaient sans crainte, déclara un homme. Les nurseries étaient des lieux de repos et de sécurité. Aucun drame ne s’y produisait jamais…
— Oui-c’est-vrai, scanda la foule.
— Un temps l’on a cru qu’il en serait toujours ainsi. Et puis… Et puis la Dévoreuse s’est réveillée, la vieille bête cachée au cœur de la planète. L’ogresse qui se nourrit d’enfants. Avec le temps, elle est devenue de plus en plus forte et les planchers d’acier, les barreaux aux fenêtres n’ont plus suffi à défendre nos gosses de son horrible appétit. Elle a commencé à déjouer nos ruses, nos systèmes de protection. Elle trouve toujours le moyen de s’infiltrer dans la chambre des gamins pour les emporter dans son repaire…
— Oui, gronda un homme. Au début, ses ongles étaient mous, ils s’effritaient sur l’acier des grilles. On savait qu’elle était là mais on ne la craignait pas vraiment. On pensait qu’elle saurait se contenter des animaux offerts en sacrifice.
— Mais elle a grandi, chevrota un vieillard en se cachant le visage dans les mains. Et sa faim a grandi avec elle. Elle a commencé à dédaigner les offrandes. Elle voulait d’autres proies… plus succulentes. Il lui fallait des enfants. Et ses ongles, entre-temps, étaient devenus des griffes capables de sectionner le fer. Elle se moquait désormais des portes blindées. Elle broyait les grilles entre ses doigts comme on écrase une noix. Elle a commencé à voler les bébés, la nuit, pendant leur sommeil… Ses tentacules profitaient de la moindre fissure pour s’introduire dans les maisons à l’insu des parents…
— Oui, la Dévoreuse est sortie de son engourdissement, confirma l’orateur, et cela signifie qu’elle va bientôt quitter sa coquille pour mettre le nez au-dehors, qu’elle va crever le sol pour jaillir à l’air libre. Et ce sera un spectacle terrible, car personne ne connaît son apparence qui est paraît-il affreuse. Oui, elle fera exploser Kandarta et déploiera ses ailes dans la nuit du cosmos, prête à prendre son vol après des millénaires d’attente.
Dans la foule, des femmes tombèrent à genoux et se cognèrent le front sur le sol. Une grande lamentation courait de bouche en bouche. Peggy Sue saisit le général par le coude pour l’entraîner derrière un pilier mais le chevalier se dégagea d’un coup sec.
— C’est quoi, cette histoire de coquille ? chuchota l’adolescente. Ils ont l’air de croire que Kandarta est un œuf.
Massalia lui jeta un regard étonné.
— Tu n’as pas encore compris ? fit-il. Bon sang, vous êtes lents à la détente, vous les Terriens ! Il va donc falloir que je vous explique tout ! Mais c’est la vérité pure : Kandarta est un œuf. Un œuf gigantesque suspendu dans le cosmos. Un œuf pondu par une bête des premiers âges et abandonné là, dans le vide de l’espace. Un œuf destiné à éclore lentement, et au sein duquel s’est développé l’embryon d’un animal énorme dont on ignore à peu près tout.
— Mais… bégaya Sébastian, c’est une légende ?
— Pas du tout, rétorqua Massalia. C’est la pure vérité. Nous vivons à la surface d’une coquille. Nous avons bâti des villes à la surface de cette même coquille. Lorsque nous marchons nous allons et venons au-dessus d’une bête assoupie, roulée en boule, et qui un jour, lorsqu’elle aura atteint le stade final de son développement organique, fera éclater l’œuf que nous appelons Kandarta. Alors nous mourrons tous. La planète explosera en mille morceaux et la Dévoreuse prendra son envol.
Peggy Sue était abasourdie mais n’osait contredire son interlocuteur. Après tout il s’agissait d’une croyance parmi tant d’autres, et il ne lui appartenait pas d’en discuter. Toutefois, à l’idée d’être en ce moment même juchée sur une coquille susceptible de se fendre, elle éprouvait une angoisse terrible. Un œuf ? Un œuf géant qui flottait dans le cosmos, un œuf dont le diamètre était celui d’une petite planète ? Allons ! C’était grotesque ! Un conte à dormir debout. Une superstition de paysans analphabètes, voilà tout. Mais elle avait beau tenter de se rassurer, quelque chose la poussait à fixer du regard le sol entre ses pieds.
— Tu n’y crois pas, hein ? fit Massalia, goguenard. Les Terriens n’y croient jamais, et pourtant c’est vrai. La Bête est là, comme un énorme poussin. Un poussin très laid dont l’embryon a pris mille ans pour mûrir. Voilà pourquoi elle mange les enfants : pour achever son développement. Elle enlève les gosses parce qu’ils sont sans défense, tout près d’elle, à sa portée. Elle peut s’en emparer sans prendre de risques. Il lui suffit de glisser l’une de ses pattes au hasard des galeries qui sillonnent sa coquille et de s’insinuer dans une maison, la nuit.
Le chevalier fit une pause, comme s’il cherchait ses mots, puis murmura :
— Il faut vous mettre dans la tête que c’est une coquille poreuse, sur le point d’éclater, déjà fissurée en de nombreux points. C’est par ces lézardes qu’elle passe la patte.
— Déjà fissurée ? répéta Peggy Sue.
— Oui, l’œuf a frôlé le stade de l’éclosion il y a dix ans. Si la planète n’a pas éclaté, c’est parce qu’on a enfermé les enfants dans des forteresses aux parois très épaisses, et qu’on a mis la Dévoreuse à la diète. La Bête s’est retrouvée privée de nourriture et son développement corporel s’est ralenti. Vous comprenez : elle ne peut pas mourir de faim. Si elle n’a plus rien à manger, elle entre en léthargie comme les reptiles. Elle hiberne. Elle attend. Elle peut attendre un siècle ou deux. Elle n’est pas pressée. Le temps ne représente rien pour elle.
— Mais pourquoi les colons n’ont-ils jamais essayé de la tuer ? questionna Peggy Sue en se maudissant de s’être laissé entraîner dans une pareille discussion.
— Certains veulent la tuer, soupira le général avec lassitude, d’autres non… ils disent que c’est elle qui nous donne la chaleur, qu’elle est notre feu central. Qu’elle sécrète notre oxygène. Son magnétisme nous tient les pieds collés au sol. Si elle se ratatinait au centre de sa coquille, pour mourir, nous mourrions avec elle. C’est du moins ce qu’ils prétendent. Voilà pourquoi la Dévoreuse a survécu aussi longtemps. Mais je suis décidé à mettre un terme à ses crimes. Je vais lui faire une guerre sans merci… et je la tuerai, avec votre aide si vous acceptez cette mission.
Peggy Sue hocha la tête pour gagner du temps. Elle n’avait pas traversé le cosmos pour s’occuper de telles balivernes. Elle était venue là pour résoudre le problème des enlèvements d’enfants, mais elle avait toujours cru qu’elle aurait à affronter une bête réelle, pas un animal de légende. Elle s’était dit qu’il s’agirait d’une bestiole peu ragoûtante, mais qui n’aurait rien de commun avec cette espèce de… dragon auquel Massalia faisait allusion.
— Alors, dit Sébastian un peu sottement, c’est elle qu’on entend marcher sous la terre ? Quand elle s’embête, elle fait les cent pas à l’intérieur de son œuf.
Le général haussa les épaules et s’éloigna, se frayant un chemin dans la foule. Peggy Sue se précipita dans son sillage. Elle se sentait mal à l’aise au milieu de ces gens en larmes. Quand elle eut rattrapé le chevalier, elle essaya de lui prendre la main, mais il se dégagea d’un mouvement sec.
— Je suis déçu, fit-il avec une sorte de lassitude. Vous êtes des crétins. J’attendais des héros, et je me retrouve en face de stupides petits adolescents ricaneurs. J’espérais que vous auriez l’esprit plus ouvert. Si vous continuez à jouer les incrédules vous ne comprendrez rien à ce qui se passe sous nos pieds. Nous sommes entrés dans la phase finale. La Dévoreuse est tout près de l’éclosion. Elle est presque entièrement constituée et songe à sortir. Sa faim augmente ; son impatience aussi. Elle en a assez de la réclusion, elle veut prendre son vol, déployer ses ailes et partir à la découverte des galaxies. Elle ne désire plus qu’une chose : achever la construction de son organisme, entrer en possession de tous ses pouvoirs.
— C’est pour ça que vous voulez la tuer ? s’enquit Peggy.
— Oui, gronda Massalia. Mais ce ne sera pas facile. J’ai beaucoup d’ennemis. La Dévoreuses a ses partisans. Des fanatiques qui la défendent. Ils ont déjà tenté de m’assassiner à plusieurs reprises.
— Quel intérêt ont-ils à servir ce monstre ? s’étonna Sébastian.
— Ce sont des sorciers, répondit le général. Or la bête des souterrains possède d’immenses pouvoirs. Elle utilise les crevasses du sol (je devrais plutôt dire : de la coquille) pour souffler des gaz magiques qui provoquent de curieuses métamorphoses. Car ce n’est pas du gaz carbonique qui s’échappe de sa gueule, mais des émanations mystérieuses qui peuvent transformer un humain en n’importe quoi… Les sorciers tirent de grands profits de ces bourrasques maléfiques qu’ils s’empressent de mettre en bouteille. La Dévoreuse est la source de leur puissance, voilà pourquoi ils tiennent à ce qu’elle reste en vie, même si pour cela elle doit manger tous les enfants de Kandarta. Vous devrez vous méfier d’eux, car ils essayeront de vous supprimer en employant tous les moyens à leur disposition.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? demanda Sébastian. Jeter une bombe au fond d’une crevasse ?
— Je vais vous raconter une histoire, soupira Massalia. La mienne. Jadis, je servais le roi Walner, qui vit à Kromosa. J’avais fait construire une flèche gigantesque et une arbalète de la même taille. Nous l’avions installée sur l’une des terrasses du palais royal. De là, nous dominions l’une des crevasses les plus larges de Kandarta. Elle nous offrait un merveilleux angle de tir. Mon dessein était d’expédier la flèche géante au centre de la terre, pour transpercer le monstre et mettre fin à ses méfaits.
— Et alors ? interrogea Sébastian.
— Alors Ranuck, le grand vizir, m’a éloigné de la ville sous des prétextes qui ne tenaient pas debout. Il m’a fait nommer aux confins des territoires. J’ai fini par comprendre qu’il n’avait aucune intention d’utiliser l’arbalète. En réalité, il fait partie de ces illuminés qui défendent la Bête et qui se font appeler les « compagnons de la pieuvre ».
— Pourquoi nous avoir fait venir ? s’enquit Peggy Sue.
— Parce que je n’ai confiance en personne… Les compagnons de la pieuvre sont partout. Ils complotent dans l’ombre. Mes hommes ont peur, certains ont déjà déserté. Vous êtes des héros, tout le monde a entendu parler de vous. Les enfants vous connaissent, ils lisent vos aventures et vous aiment. Si vous êtes de mon côté, les gens reprendront espoir et me suivront.
— Quel est votre plan de bataille ? s’inquiéta Sebastian.
— Je voudrais que vous vous introduisiez dans le palais royal, à Kromosa, sous un prétexte quelconque… et que vous lanciez la flèche géante dans la crevasse. Ce n’est pas compliqué, mon maître de guerre, Zabrok, vous expliquera comment faire.
— Cette nuit, j’ai vu des cages dans la cave du dortoir, fit Peggy. À quoi servent-elles ?
— Les parents y enferment leurs enfants, répondit Massalia. Ils espèrent ainsi les protéger de la Dévoreuse. Beaucoup de gosses passent des années bouclés dans une cage. Quand ils sont grands, on y ajoute des roulettes pour leur permettre de se déplacer.
— Ils n’en sortent jamais ?
— Non, la plupart des parents s’y opposent. Ils croient que les cages protégeront les enfants de la gourmandise de la Dévoreuse, mais ils se trompent. (Il parut réfléchir puis ajouta :) À présent, allez donc manger… Je devine que vous n’êtes pas encore convaincus. Tout à l’heure je vous montrerai une chose qui vous prouvera que je ne suis pas fou.
Quand le chevalier se fut éloigné, Sebastian se frappa la tempe avec l’index.
— Moi, je crois qu’il est zinzin, grogna-t-il.
— Je n’en suis pas aussi sûr, protesta le chien bleu, mon flair me signale une présence sous nos pieds… une présence formidable… C’est un peu comme si je reniflais à l’entrée d’un terrier… l’ennui c’est qu’il s’agit d’un terrier aussi grand qu’une planète. Je n’ai pas très envie de rencontrer la bête qui s’y cache.
— Quoi qu’il en soit, soupira Peggy, il faut aider ces enfants. Si quelqu’un vient les enlever, nous devons le neutraliser, qu’il s’agisse d’une bande de sorciers ou… d’un monstre.
Les trois amis s’en allèrent déjeuner. À la cantine du dortoir, on leur servit de la soupe et du pain qui sortait du four. C’était délicieux. Néanmoins, ils demeuraient indécis.
— Moi, j’ai peur mais j’ai envie de tenter le coup, déclara le chien bleu. J’aime mieux grelotter de frayeur que m’ennuyer. Cela fait des mois qu’il ne se passe plus rien. Ça ne m’amuse pas de devenir un chien de salon, j’ai envie d’un peu d’action. Et puis ce monstre doit avoir de gros os… si j’en rapportais un, je pourrais passer le reste de ma vie à le grignoter ! Vous imaginez ça ? Un os grand comme un paquebot !
— En admettant que la bête des souterrains existe bel et bien, fit Sébastian, le problème c’est de savoir s’il faut effectivement la tuer… Peut-être y a-t-il une autre solution ?
— Je pense comme toi, dit Peggy Sue. Massalia est aveuglé par la haine, il ne faut pas prendre tout ce qu’il dit au pied de la lettre.
En sortant de la cantine, les trois amis firent quelques pas sur la place du marché. Sébastian s’agenouilla près d’une faille et se pencha pour regarder dedans.
— Tu crois que la Bête est là ? demanda-t-il, tout au fond, et qu’elle nous espionne… Si j’avais une lampe-torche je pourrais peut-être voir son œil fixé sur nous ? Il doit être énorme, non ?
Peggy frissonna. Elle saisit le garçon par le col de sa chemise pour l’empêcher de se pencher davantage. Elle avait peur qu’il perde l’équilibre et bascule au fond du trou.
Le chien bleu s’était mis à renifler à l’entrée de ce gigantesque terrier, comme s’il allait débusquer un lièvre.
— Tu sens quelque chose ? s’enquit la jeune fille.
— Oui, fit l’animal. Et l’on entend aussi bouger.
— Il peut s’agir de l’écho d’une rivière souterraine, soupira Sébastian. Comment être sûr de l’existence de ce monstre ? Les gens de Kandarta ont l’air très superstitieux.
Peggy Sue ne répondit pas. Elle fixait le gouffre noir de la lézarde, terrifiée à l’idée d’apercevoir tout à coup un œil géant fixé sur elle.